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Préface

Jeune historien moldave, Petru Negură s’est posé, avec cette étude, un défi ambitieux. Il s’en explique : il étudie et cherche à comprendre la relation des intellectuels à un pouvoir totalitaire, ici stalinien de 1924 à 1956. Il s’applique à cerner le processus de construction nationale, ici moldave, sous une domination étrangère, russo-soviétique, en l’occurrence. Enfin se portant vers le centre, Moscou, il s’interroge sur la projection d’un modèle – le réalisme socialiste – vers une périphérie… Sa République de Moldavie.

Ce défi d’intelligence est tenu. Le livre importe de par sa qualité intrinsèque, densité et érudition, mais il y a plus. Ce texte porte un décryptage de phénomène à la fois politique, social et culturel – la soviétisation d’un espace entré dans le cadre de l’URSS, la rupture et jusqu’où avec le passé – dont nous avons aujourd’hui besoin pour saisir les faisceaux de complexité du présent. Quelle identité, quelle modernité aujourd’hui pour la République de Moldavie ? Quels liens avec Moscou et avec Bucarest ? Quel regard de soi-même à soi-même ?

En effet, les années post 1989-1990 ont été marquées, tout naturellement dans une vague de « désoviétisation » et de « décommunisation » par une posture générale de dénonciation du passé communiste/ soviétique. Dénonciation des ralliements convaincus ou opportunistes des élites intellectuelles aux régimes communistes, accusation de collaboration, dévoilements des liens entretenus parfois entre la police politique et les intellectuels. Ces études, le travail de Sonia Combe, en particulier, sur les intellectuels et la Stasi publié chez Albin Michel en 1999, demeurent essentielles à la mesure d’un grand mensonge souvent que les sociétés post communistes entretiennent pour se rassurer : la domination soviétique aurait construit un gigantesque camp de citoyens écrasés. La réalité est beaucoup plus compliquée. Nous pourrions avancer le schéma suivant : une minorité résistante souffrait, une majorité s’ajustait, se ralliait, négociait avec le pouvoir. D’autres, lorsqu’ils le purent, s’exilaient. Le cas de la République de Moldavie, de sa relation à la soviétisation et à la Roumanie, soulève des trames encore et beaucoup plus complexes : car l’histoire de la Moldavie se partage, depuis des décennies et plus, entre la Russie, l’Urss et la Roumanie. La culture unit et sépare russophones et roumanophones, elle croise la langue roumaine et la langue russe. En d’autres termes, à la différence des vécus hongrois ou bulgares ou tchécoslovaques encore, en Moldavie, le russe qu’il ait été tsariste ou soviétique à partir de 1940 en cet espace, est familier. La langue russe a une longue histoire en Moldavie liée à la présence du pouvoir russe entre 1878 et 1918, par exemple… La soviétisation de la culture prend donc une tournure spécifique : dès 1924, Moscou fondait sa République Soviétique de Moldavie à l’Est du Dniestr avec la capitale de Tiraspol pour en faire une vitrine des succès socialistes face à la Moldavie roumaine, reprise aux Russes par la Roumanie en 1918.

Petru Negură évoque pour qualifier cette identité complexe nourrie d’un passé russo / roumain et roumano / russe divisé, la dissonance. Une identité dissonante, la formule est belle et plus, elle est juste.

Autre caractère de l’état des lieux moldaves en 1940 : le sous développement culturel des masses, la table rase… Bucarest a peu fait entre 1918 et 1940 pour cette province parente pauvre de Moldavie. Petru Negură présente une modernisation difficile, il suit finement les désillusions des citoyens moldaves de la Grande Roumanie et leur évolution dans les années 1930 vers la construction d’une culture régionale. Cette histoire de la Moldavie, dans sa partie roumaine, est un élément d’explication des engagements post 1940, cette fois, dans le cadre de la République devenue soviétique. L’élan créateur de la construction post 1940 et l’engagement des intellectuels ont été, parfois, le fait d’un réel besoin de pédagogie à l’adresse de masses paysannes en ex Moldavie roumaine, qui avaient été laissées pour compte. Quand la propagande soviétique et le réalisme socialiste se sont adressés aux bourgeoisies de Bucarest ou de Budapest, éclairées, formées dans les grandes cultures européennes, traditionnelles, d’avant garde ou réactionnaires de l’entre deux guerres, il y eut affront, et parfois une sorte d’obscénité. Mais quand cette même propagande/ pédagogie touche des milieux déjà familiers de la langue russe, souvent connaisseurs des développements du socialisme puis du bolchevisme russe, elle trouve un sens différent, une manière de progressisme, une manière – paradoxale puisqu’il y a « domination » – de construction d’une identité nationale

Petru Negură ne travaille pas dans l’abstraction… Il donne à voir les moments tragiques : le lecteur pourra saisir, sentir, mesurer les grandes mutations démographiques que connaît la Moldavie, espace de guerre en 1940-1944, et de réorganisation d’après guerre, retours vers ou fuites de – c’est un champ de ruines que la Moldavie de 1944 et de pénurie, un lieu de survie minimale. Il donne à voir les détresses des populations, leurs méfiances et les difficultés rencontrées par les autorités locales dépendantes de Moscou, les moments forts de mobilisation de ces autorités lors des élections locales… C’est sur ce terrain concret des luttes qu’il inscrit les acteurs du travail culturel, intellectuel.

La République de Moldavie est un lieu quasi magique d’identité forte qui s’énonce au pluriel des mémoires et des références. C’est un trop d’identités qui produit cette identité là, ni russe, ni roumaine, ni juive, ni ukrainienne, ni bulgare…. Petru Negură a su, page à page, nous amener à des interrogations qui se succèdent en fonction des moments qui s’enchaînent, tragiquement : mutations des frontières au rythme des guerres et des paix à peine pacifiées changements des dominations, ré équilibrages des rapports et des équilibres internes en fonction des allégeances. Mais, au-delà des questions qu’il ose affronter, éplucher, son livre dégage une sorte d’absolue certitude qui consiste à ne pas trancher, classer, qualifier de héros pour les uns ou de traîtres pour les autres, ces acteurs d’une culture à vocation pédagogique et identitaire qui se battent le plus souvent, bien au-delà du court terme d’un cadre politique éphémère et d’une contrainte idéologique donnée. Il est magnifique qu’un texte savant d’historien engendre une sorte de vertige où se rencontrent les joies du savoir et celles des questionnements qui demeurent ouverts.

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