Le livre de Petru Negura est une belle réussite
L’objectif de Petru Negură dans cet ouvrage est d’analyser comment opère l’institution littéraire face à un pouvoir totalitaire, en l’occurrence le pouvoir soviétique en Moldavie. Le cadre géographique importe beaucoup dans cette étude car la Moldavie constitue un espace politique et humain complexe et original, en perpétuelle recherche d’une impossible identité. Un rappel historique est donc ici nécessaire. L’ancienne principauté médiévale appelée « Moldavie » fut partagée entre les empires tsariste et ottoman lors du traité de Bucarest de 1812. La partie orientale, la Bessarabie, devint une province russe et la partie occidentale s’émancipa progressivement de l’emprise ottomane pour former en 1859 avec la Valachie le nouvel Etat roumain. A la suite de la révolution bolchevique, la Bessarabie proclama son indépendance puis, en 1918, son rattachement à la Roumanie. Afin de maintenir ses prétentions à récupérer la Bessarabie, le nouveau gouvernement soviétique décida peu après, en 1924, de créer la République autonome socialiste soviétique moldave (RASSM) sur le territoire de la Transnistrie (à l’est du Dniestr). En 1940, l’URSS annexa la Bessarabie et créa la République socialiste soviétique moldave (RSSM), rétablie en 1945.
La période de la Bessarabie roumaine (1918-1940) a contribué à forger l’identité des populations moldaves qui, face aux fonctionnaires roumains perçus comme « étrangers », prennent conscience de leur singularité régionale. Quant à la RASSM, les bolcheviques justifient sa création par l’existence supposée d’un groupe ethnique particulier : les Moldaves. L’idée de l’existence d’un « peuple moldave », proche mais différent de celui de Roumanie, constitue le credo des dirigeants de la République. Pour l’édification d’une Moldavie soviétique, la langue est une question cruciale.
A partir de 1926, une tentative est faite pour inventer une langue moldave qui doit être différente du roumain et au plus près de la « langue vivante des masses moldaves ». Mais en rejetant le vocabulaire roumain, les linguistes en arrivent à créer une langue peu compréhensible, même pour les présumés « moldavophones ». Aussi dès 1932, sous l’influence de Moscou, la langue roumaine est en pratique officialisée et les moldavisants condamnés pour dérive nationaliste dans le contexte des grandes purges de 1937. Un nouveau retournement s’opère en 1938 avec une russification (usage de l’alphabet cyrillique, emprunt de mots russes) et une plébéianisation (simplification du vocabulaire et de la grammaire) de la langue littéraire pour la rendre accessible à tous, en particulier aux nouveaux maitres du pays.
« La nation dite moldave ressort [de ces reformes linguistiques] tel un conglomérat d’éléments hétérogènes qui tendent à donner naissance à leur propre réalité », écrit P. Negura (p. 64). Mais cette réalité est souvent différente des projets d’ingénierie sociale soviétique. La situation se complique encore après 1945 car la langue russe est privilégiée (en 1949 les roumanophones ne sont plus que 18,5% des effectifs de l’Université d’Etat), ce qui entraine une russification des élites, les ruraux étant presque tous roumanophones. Dans le milieu des écrivains, les écrivains d’origine bessarabienne s’opposent à ceux venant de Transnistrie. C’est d’abord un conflit entre deux légitimités, celle produite par la guerre (souvent passée à Moscou dans les organes de la propagande) pour les Transnistriens, contre celle de la compétence littéraire pour les Bessarabiens. Il est remarquable d’observer, avec l’auteur, que dans les œuvres littéraires des écrivains transnistriens entre 1943 et 1945, la figure de l’ennemi est presque toujours un officier ou un gendarme roumain, presque jamais un Allemand. C’est ensuite une opposition linguistique. Les Transnistriens méprisent la langue de salon parlée par les Bessarabiens, trop marquée par les emprunts au roumain littéraire, et ces derniers rejettent la langue « moldave » trop simple et encombrée de mots d’origine slave. Jusqu’à la fin des années 1950, ce débat arbitre par Moscou est au centre du rapport de forces entre les deux factions de la nouvelle Union des écrivains moldaves (UEM).
La campagne jdanovienne démarrée en 1946 pousse à son paroxysme le clivage entre Transnistriens et Bessarabiens dans une ambiance très lourde. « Le jdanovisme anéantit à bien des égards la vie sociale des écrivains et lui substitue un simulacre de collectivité en proie aux soupçons réciproques », écrit P. Negura (p. 254). Les purges sont en fait rares, mais beaucoup s’attendent à en subir même si la plupart des écrivains moldaves des années 1940 sont en fait tous des adhérents dévoués au régime soviétique. Certains accumulent assez de capital littéraire et idéologique pour rester dans les cercles du pouvoir et mener une carrière politique sous Staline. C’est le cas d’Andrei Lupan et surtout d’Emilian Bucov (élu en 1946 député au Soviet suprême de l’URSS), deux écrivains dont la légitimité s’inscrit dans un parcours politique exemplaire car ils étaient tous deux membres du Parti communiste roumain dans les années 1930. Les autres écrivains bessarabiens de cette génération sont par contre complètement exclus de la politique et ils restent des marginaux en littérature. Les vrais victimes du jdanovisme sont en fait moins les roumanophones en général, car la Roumanie est devenue un satellite de Moscou, que les écrivains juifs (sur les vingt membres de l’UEM en 1949, neuf sont d’origine juive) qui incarnent la figure de l’étranger et de l’antisoviétisme. Autre conséquence du jdanovisme : la diminution de la production littéraire, les auteurs craignant de ne pas être assez conformes à la très stricte idéologie soviétique.
Une nouvelle génération d’écrivains apparaît au cours des années 1950, formés dans une université de type soviétique, marquée par l’hégémonie du réalisme socialiste. Le plus souvent russophones, ils donnent une coloration de plus en plus russe à la création littéraire moldave. Cette évolution contribue à la fin des années 1950 à un dépassement de la rivalité entre Bessarabiens et Transnistriens (déconsidérés sur le plan littéraire et politique), appelés à collaborer par les émissaires moscovites. Le but est d’encourager l’identité moldave pour contrer tout sentiment d’appartenance roumaine d’une partie considérable de la population bessarabienne, sans pour autant favoriser le sentiment national, perçu comme antisoviétique. Les écrivains sont ainsi pris entre deux feux, l’écriture sous contrainte ne favorisant pas l’éclosion d’une littérature originale.
Le livre de P. Negura est une belle réussite. Il nous fait comprendre ce milieu compliqué qu’est celui des écrivains moldaves, tiraillés entre plusieurs langues et plusieurs cultures au gré d’enjeux internationaux qui les dépassent. P. Negura montre aussi avec beaucoup de subtilité que l’opposition entre les écrivains et le pouvoir stalinien est loin d’être un affrontement brutal mais qu’elle est faite d’une multiplicité de conflits de moindre envergure (entre générations, origines géographiques ou convictions idéologiques) dont la résultante n’est pas toujours prévisible, ce qui explique la grande marge de manœuvre dont dispose Moscou pour intervenir dans les affaires littéraires moldaves.
JEAN-YVES GRENIER (Annales. Histoire, Sciences sociales, mars-avril 2010, pp. 515-516)